Médecine complémentaire

Judiciarisation de la médecine : Pratique médicale

De nombreuse décisions de justice dans des affaires touchant le domaine de la santé ont, ces dernières années, défrayé la chronique médiatique et influencé la pratique médicale, en particulier dans le domaine de la gynécologie obstétrique, discipline particulièrement exposée. Nous centrerons donc notre propos sur cette discipline assez emblématique puisqu’elle concerne à la fois la femme, la sexualité, la reproduction de l’espèce humaine et l’enfant nouveau-né.

Les progrès de la médecine

Il y eut d’abord la période de gloire tous azimuts du progrès médical, caractérisée par l’apparition dans notre discipline des sulfamides dans les années 1930 puis des antibiotiques après la Seconde Guerre mondiale, qui firent disparaître la fièvre puerpérale qui tuait les mères en couches. Puis il y eut la transfusion qui sauva bien des femmes de la mort lors des hémorragies de la délivrance, qui restent encore la première cause de mortalité maternelle aujourd’hui. Dans les années 1960, la pilule contraceptive et le stérilet permirent le contrôle des naissances. L’échographie, à partir des années 1970, permit de « voir » le fœtus, sa morphologie et son placenta avant la naissance. La généralisation de l’anesthésie péridurale permit d’accoucher « sans douleur ». Enfin, la fécondation in vitro dans les années 1980 permit de constater de visu la fécondation et les premiers développements de l’œuf humain, voire d’en figer le développement pour un temps indéterminé par la congélation. Les femmes, qui avaient une espérance de vie de 45 ans au début du XXème siècle, ont atteint à la fin de ce même siècle une espérance de vie de 81 ans, de dix ans plus longue que celle des hommes, grâce en grande partie aux progrès de la médecine.

Malgré ces progrès fulgurants, sont apparues les années sombres des « affaires » et des jugements qui ont fait passer le médecin d’un statut de deus ex machina à celui de mauvais génie coupable de malversations, de technicien incapable d’une production parfaite, empêchant les couples d’avoir quand ils le souhaitent un enfant parfait aux normes du XXIème siècle.

Pourquoi ce changement radical, alors que la mortalité maternelle et néonatale des pays développés n’a jamais été aussi basse et qu’elle est cent fois inférieure à celle des pays en développement ? Pourquoi ces récriminations, alors que les techniques chirurgicales n’ont jamais été aussi sûres et peu invasives, les techniques de procréation médicale assistée (PMA) si répandues ? Pourquoi ce soupçon sur les médecins et leurs techniques, alors que jamais dans l’histoire humaine, ces techniques n’ont été aussi performantes et peu dangereuses ?

Cette évolution, à notre sens, ne peut être étudiée qu’à la lumière d’un certain nombre de jurisprudences marquantes qui sont venues bouleverser les données juridiques, et en tenant compte également des réformes législatives suscitées par ces jugements. La relation du médecin avec les principes juridiques s’avère en effet d’autant plus complexe que, mesurant les conséquences de certaines décisions juridictionnelles, le législateur est intervenu soit pour les approuver, soit pour les combattre, soit enfin pour faire jouer dans certains cas la solidarité nationale.

L’affaire du sang contaminé

Le premier procès, en 1992, centré sur la seule question de la contamination des hémophiles, avait soulevé l’indignation en raison de la qualification juridique du délit : « tromperie sur la qualité substantielle d’un produit ». Deux ans plus tard, le nouveau procès ouvert sous la pression de l’opinion contre les mêmes protagonistes a été fondé sur la qualification d’« empoisonnement ».

Quoi qu’on pense de ces procès, ces décisions de justice eurent sur le monde de la santé une grande influence - parfois bénéfique (création des agences du sang et du médicament, de l’Établissement français des greffes et, plus récemment, dans le cadre de la révision de la loi bioéthique de 1994, de l’Agence de biomédecine), parfois plus discutable, comme la nécessité de rechercher dans les dons de sang, par une technique très coûteuse et d’intérêt contesté (le dépistage du génomique viral), une contamination virale avant la positivité des sérologies classiques. Ces tests dépistent en France un donneur infecté par le VIH par an et un donneur infecté par le VHC tous les 2,5 ans (1 pour 6,6 millions de dons), et coûtent 150 millions d’euros par contamination évitée. Cet argent serait mieux placé dans d’autres actions de santé publique comme la lutte contre le tabagisme, l’alcoolisme ou simplement l’obésité, où il permettrait d’épargner davantage de vies.

La lutte justifiée contre les maladies nosocomiales a conduit à généraliser l’usage du matériel à usage unique et les produits hyperstériles, alors que le plus souvent le niveau de stérilité du matériel stérile classique convenait parfaitement. L’argent économisé eût été plus utilement affecté à l’entretien de l’hygiène des locaux hospitaliers souvent vétustes et au simple « ménage », évidement moins médiatique.

Dans le même esprit, en fécondation in vitro (FIV) on a utilisé la FSH recombinante (rFSH), fabriquée par génie génétique sur des animaux sélectionnés, au lieu de la classique FSH fabriquée à partir d’urine de femmes ménopausées (uFSH). L’efficacité des deux préparations est identique en termes de grossesses obtenues, mais l’écart de prix est de 25 millions d’euros si on utilise l’hormone recombinante au lieu de l’urinaire pour les FIV pratiquées chaque année en France. Pourtant, les deux produits ont l’autorisation de mise sur le marché et aucune contamination n’a été observée depuis 1982, date de la première naissance par FIV réalisée grâce à de 1’uFSH. Depuis 1999, nous aurions économisé 125 millions d’euros qui, là encore, auraient pu être utilisés à d’autres actions plus utiles en termes de vies humaines protégées.

On pourrait citer encore :

  • le dépistage du cytomégalovirus (CMV) chez les donneurs de sperme, alors que cette sérologie n’établit nullement la preuve de la contamination du sujet, que 50 % des hommes ou des femmes de ce pays sont séropositifs au CMV et que ce dépistage n’est recommandé en reproduction naturelle dans aucun pays ;
  • la pratique de la congélation des embryons et leur mise en quarantaine pendant six mois de façon à refaire les sérologies des donneurs a, dans notre pays, paralysé et rendu inefficace le don d’ovocyte ou d’embryon ;
  • la pratique du caryotype chez les sujets qui acceptent de donner du sperme alors qu’ils sont par définition féconds et en bonne santé est une fausse sécurité par rapport à l’établissement d’un simple arbre généalogique.

Les Cecos ont bien montré que, sur 10 000 donneurs, seuls 57 sujets vont présenter une anomalie alors qu’ils sont sains et ont des enfants sains. Enfin, la pratique du caryotype ne permet en aucune façon d’éliminer un sujet porteur d’une anomalie génique comme la mucoviscidose (un sujet sur 25). On a donc dépensé 1,35 million d’euros pour un résultat nul en termes de sécurité sanitaire ou de vies sauvées.

L’information due aux patients

L’arrêt Hédreul du 25 février 1997, inversant une jurisprudence ancienne, a fait obligation au médecin d’apporter la preuve qu’il avait informé le patient d’un risque de perforation au cours d’une coloscopie. Par deux arrêts du 7 octobre 1998, la Cour de cassation a encore renforcé ce devoir d’information du médecin en ne le dispensant plus d’aviser le patient des risques exceptionnels, hormis les cas d’urgence, d’impossibilité ou de refus du patient.

Cette double jurisprudence a suscité une grande émotion dans le monde médical. Il convient d’en faire une analyse pratique et d’en cerner la portée exacte.

S’il incombe désormais au médecin de prouver qu’il a délivré l’information (ou ne l’a pas délivrée, ou seulement de façon limitée pour des raisons justifiées), il a été beaucoup question, dans l’émotion suscitée par l’arrêt du 25 février 1997, de recourir, à titre de preuve, à un écrit signé du patient et contenant les informations exigées, prouvant qu’elles ont bien été délivrées. Ce remède - si c’en est un - nous apparaît pire que le mal ! Les conditions d’élaboration et de signature d’un tel document donneront inévitablement lieu à contestation. De plus, la Cour de cassation, dans un arrêt passé hélas inaperçu du 14 octobre 1997, a tempéré la jurisprudence Hédreul, en rappelant que la preuve de cette information pouvait être faite par tous moyens : en l’espèce, à l’occasion d’une coelioscopie, la Cour a relevé qu’il résultait des pièces produites que la patiente, elle-même laborantine, avait eu plusieurs entretiens avec son médecin, et avait pris sa décision après un temps très long de réflexion et plusieurs hésitations. La cour d’appel avait donc pu, dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation, estimer que le médecin avait suffisamment satisfait à son devoir d’information en examinant les pièces du dossier.

Il convient aussi de rappeler que la Cour de cassation admet la possibilité d’une « limitation thérapeutique de l’information » si l’évocation des risques encourus est de nature à avoir une influence négative sur l’acceptation des soins (cf. également article 35 du code de déontologie). Enfin, le défaut d’information (s’il est prouvé) engage certes la responsabilité civile du médecin, mais le préjudice à réparer est très spécifique. Il s’agit en effet d’indemniser la perte d’une chance, celle de choisir ou non telle ou telle solution thérapeutique. Par exemple, une patiente peut refuser une chimiothérapie adjuvante dont on l’informe des complications possibles mais aussi des avantages (baisse des taux de récidive).

Dans la recherche de ce préjudice spécifique, les juges du fond tiennent compte de l’état du patient (pronostic vital en jeu ou non) ainsi que de la nécessité éventuelle de l’intervention.

Ainsi, l’un des arrêts du 7 octobre 1998 a approuvé la cour d’appel qui, alors que le défaut d’information d’un risque exceptionnel était avéré, avait décidé de ne pas indemniser le patient, en estimant que l’opération était indispensable et avait d’ailleurs abouti à une amélioration de son état.

Faut-il rappeler que, dans l’affaire Hédreul cette fois, non sur le terrain de la preuve mais sur celui de l’indemnisation du préjudice, la Cour de cassation, le 20 juin 2000, n’a pas censuré la cour d’appel qui avait estimé que, même informé du risque de perforation, le patient n’aurait pas refusé l’intervention, compte tenu d’antécédents familiaux et de son souhait de mettre fin à ses troubles de santé ?

Dans un domaine qui demeure complexe, la Cour de cassation, nonobstant une absence de préjudice, a cependant tenu à rappeler, par un arrêt du 18 juillet 2000 (affaire Meiffren), que le praticien n’était pas dispensé d’une information sur la gravité d’un risque par le seul fait que l’intervention serait médicalement nécessaire. La Cour suprême a Voulu, nous semble-t-il, distinguer l’application par le médecin du principe de l’information exhaustive du patient de la question de son éventuelle indemnisation en cas de défaut ou d’insuffisance d’information.

Ces arrêts font obligation au médecin d’apporter la preuve qu’il a informé le patient des complications, même rares, de l’examen ou de l’intervention qu’il va subir. Certes, le devoir d’information a été affirmé, ce qui est une bonne chose, mais l’information écrite donnée au patient aboutissant à une signature de l’acceptation du risque ou à un véritable contrat est abusive, voire pathogène.

Rappelons que l’Anaes insiste sur le caractère approprié et personnalisé de l’information en mettant l’accent sur l’importance de la communication orale.

D’innombrables documents ont été élaborés concernant l’information des patients et certains praticiens ont été jusqu’à les faire signer par le malade. De peur de complications juridiques, certaines indications opératoires ont changé. L’exemple type en gynécologie obstétrique est la pratique de la césarienne, dont la fréquence est passée de 15 % (taux recommandé par l’OMS) à près de 20 % actuellement et, dans certains établissements de niveau 1 (recevant pourtant des femmes enceintes à faible risque), à 25, voire 30 % ! Une femme sur cinq en France est « césarisée », une sur quatre aux États-Unis, une sur trois en Italie ! Si le taux de 15 % d’indications vraiment médicales est recommandé, les autres sont donc faites « par précaution ». Personne n’ayant été condamné pour une césarienne « en trop », de nombreux praticiens, devant le moindre risque, choisissent cette voie d’accouchement alors qu’elle est plus dangereuse que la voie vaginale. En effet, la césarienne est plus hémorragique, entraîne une fois sur deux des césariennes pour les naissances suivantes, lesquelles seront plus fréquemment compliquées de placenta praevia (1 à 4 % et 10 % après quatre césariennes) ou accreta (25 %). La césarienne enfin n’est pas non plus dénuée de complications, en particulier respiratoires, pour l’enfant.

Par crainte de procès, certains médecins pensent que c’est aux femmes de choisir leurs modalités d’accouchement et d’en assumer les risques après signature d’un document écrit. Nous voyons d’ailleurs se multiplier les demandes de césarienne formulées par les patientes, et on a pu lire, dans la revue américaine Time Magazine d’avril 2004, un plaidoyer féminin pour la césarienne, présentée comme un progrès par rapport à la voie vaginale, obsolète. Cette nouvelle « conquête » des femmes ne tient pas compte des complications de la voie chirurgicale ni du coût économique d’un tel choix.

L’affaire Perruche

En 1997, les parents d’un enfant né trisomique alors que l’amniocentèse n’avait pas décelé d’anomalies ont obtenu du Conseil d’État la réparation du préjudice moral et matériel : indemnité pour eux et rente mensuelle pour toute la durée de la vie de l’enfant avaient été allouées.

Le 17 novembre 2000, l’assemblée plénière de la Cour de cassation rend son arrêt sur le cas de Nicolas Perruche.

Dans cette affaire, il y a eu faute puisque le laboratoire et le médecin n’ont pas fait le diagnostic de rubéole au cours de la grossesse et que l’enfant est né avec un lourd handicap. Si le diagnostic avait été fait, la grossesse aurait pu être interrompue à la demande de la mère. La Cour de cassation a jugé que le handicap de l’enfant était lié à la rubéole congénitale acquise pendant la grossesse mais que l’enfant ne pouvait se prévaloir de la décision de ses parents quant à une interruption de grossesse. Cependant, la Cour a jugé que les fautes commises par le médecin et le laboratoire ont empêché la mère de Nicolas Perruche d’exercer son droit à interrompre la grossesse afin d’éviter le handicap de l’enfant et, de ce fait, que l’enfant est en droit de demander réparation du préjudice résultant de ce handicap causé par les fautes retenues (Cour de cassation, BICC n°526, droit civil). Cette décision n’a pas retenu l’argumentaire développé par l’avocat général qui indiquait que le handicap était lié à la rubéole et non à l’erreur médicale, refusant l’indemnisation pour « préjudice de vie », affirmer que la vie est un préjudice en soi paraissant contraire au respect de la dignité humaine. Cependant, il existe aussi un principe de base, la réparation du préjudice causé à autrui par une faute ; l’indemnisation de Nicolas Perruche décidée par la Cour lui permet de vivre au moins matériellement dans des conditions plus conformes à la dignité humaine.

Cet arrêt a entraîné l’intervention du législateur. La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé a modifié cette jurisprudence et tenu à affirmer dans son article premier que « nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance », contrant ainsi l’arrêt Perruche. Elle a en outre prévu qu’en cas de faute d’un professionnel ou d’un établissement de santé, le handicap non décelé pendant la grossesse pouvait entraîner réparation au profit des parents et au titre de leur seul préjudice, la solidarité nationale prenant en charge le handicap de l’enfant.

Cette affaire a eu un grand retentissement en gynécologie obstétrique, car si la médecine foetale a fait beaucoup de progrès, elle ne détecte pas, tant s’en faut, toutes les malformations, et le médecin n’a pas d’obligation de résultat mais uniquement de moyens. Enfin, se pose la nature du handicap qui justifie l’arrêt de la grossesse. Si certaines pathologies sont létales ou entraînent à l’évidence un handicap lourd sans solution thérapeutique comme la trisomie 21, qu’en est-il d’une anomalie d’un membre (absence d’une main, d’un pied, etc.), d’une anomalie des chromosomes qui rend le sujet stérile à l’âge adulte comme le syndrome de Turner (femme de petite taille, à l’intelligence normale, mais dont les ovaires ne fonctionnent pas) ou le syndrome de Klinefelter (sujets de grande taille dont les testicules sont petits et ne fonctionnent pas) ? Malgré les échographies, 1,5 % des enfants naissent avec une malformation, quel que soit le pays. Les tests biologiques de dépistage des anomalies chromosomiques ont une sensibilité de 60 % seulement et ne fixent qu’un risque de 1/250 (proche de celui d’une femme de 38 ans) à partir duquel le médecin va proposer une amniocentèse. La mesure de l’épaisseur de la nuque a une meilleure sensibilité (80 %), mais cette méthode suppose un échographiste bien entraîné pour diagnostiquer une épaisseur supérieure à 3 mm qui incitera à proposer une amniocentèse.

L’arrêt Perruche a eu pour effet l’abandon par certains médecins de la pratique de l’échographie de peur d’erreurs de diagnostic. On peut se demander si le taux d’amniocentèses pratiquées en France, de 11 % alors qu’il devrait être de 5 %, n’est pas lié à cette peur de passer à côté du diagnostic. Quand on sait que les amniocentèses provoquent, du fait de la iatrogénicité du geste, 1 % d’avortements... En un an, sur 85 000 caryotypes effectués pour 750 000 naissances, on découvre 2 900 anomalies et 850 grossesses normales sont interrompues du seul fait du geste. C’est une situation préoccupante. Il ne faut donc pas que ce geste soit largement proposé par les médecins ou demandé par les femmes au nom de la « précaution ».

La médiatisation des affaires jugées

Le médecin lit rarement les arrêts et n’en prend connaissance qu’indirectement par l’intermédiaire des instances professionnelles (ordre des médecins, collège de spécialistes) ou des médias. C’est donc davantage la médiatisation de la chose jugée que le jugement lui-même qui influe sur sa pratique. L’augmentation des plaintes, ou simplement la peur de la plainte, modifie les pratiques. L’explosion de la demande d’examens complémentaires, d’imagerie (coût augmentant de 10 % par an), le plus souvent inutiles, en est l’expression.

Le législateur est certes intervenu, par la loi du 10 juillet 2000 visant à préciser la définition des délits non intentionnels, pour atténuer le risque pénal encouru à la suite d’atteintes involontaires à la vie ou à l’intégrité humaine, qui avait amené les décideurs publics, notamment les élus, à faire connaître leur émotion devant ce qu’ils estimaient être une recrudescence des poursuites. Cette loi, de portée générale, s’applique aux élus comme aux soignants. Elle s’efforce de préciser les définitions des délits d’homicide et blessures involontaires. Il n’est pas possible de détailler ici cette réforme complexe, dont le coeur vise à établir une distinction entre la causalité directe et la causalité indirecte à la source du dommage. En cas de causalité indirecte, la loi exige désormais que soit établie une faute qualifiée, soit de mise en danger délibérée, soit caractérisée, en ce qu’elle expose autrui à un risque grave que la personne mise en cause ne pouvait ignorer.

Dès son entrée en vigueur, les conditions de son application à la médecine se sont posées. La causalité directe entre la faute commise et le dommage a ainsi été retenue :

  • dans le cas d’un médecin pédiatre, dont la négligence dans l’appréciation d’un risque majeur d’hémorragie et la mise en place d’une surveillance médicale adaptée a causé le décès d’un enfant (Cass. Crim., 13 novembre 2002),
  • dans le cas d’un chirurgien ayant pratiqué sur une patiente âgée une intervention esthétique en négligeant le risque de thrombose (Cass. Crim., 29 octobre 2002).

La cause du décès est reliée ici à l’erreur du médecin, qui aurait dû mettre en place la surveillance de l’enfant ou ne pas opérer la femme à risque.

Une causalité indirecte a au contraire été retenue dans les deux espèces suivantes :

  • un médecin régulateur du Samu qui, en présence d’informations précises, oriente le malade vers un médecin de quartier au lieu de le faire hospitaliser d’urgence (Cass. Crim., 2 décembre 2003),
  • un interne de garde qui, au vu d’analyses alarmantes, et sans prendre conseil, tarde à ordonner un nouvel examen et à transférer le patient en soins intensifs (Cass. Crim., 1er avril 2003).

La cause du décès est la maladie, mais le médecin a commis une erreur d’appréciation ou d’orientation qui a fait perdre toute chance de survie.

Une autre conséquence de ces jugements est l’augmentation des primes d’assurance et la raréfaction des compagnies acceptant d’assurer les médecins. Sait-on qu’en France les hôpitaux ne sont assurés que par une seule compagnie, la SHAM, une mutuelle d’hôpitaux ? Les gynécologues obstétriciens ont vu la majorité des compagnies les abandonner et les primes d’assurance des compagnies qui les acceptent encore multipliées par huit à dix en deux ans, pour atteindre 17 000 euros, ce qui représentent les honoraires de cent trente accouchements ! De nombreux accoucheurs, du fait du montant de ces primes, préfèrent se contenter d’une pratique de consultations plus « rentable » et moins fatigante que la pratique des accouchements la nuit ou le week-end.

Le risque médicolégal, le coût des assurances et la pénibilité entraînent pour cette discipline des difficultés de recrutement, parfois depuis des années comme en Amérique du Nord. Au concours de l’internat 2004, les postes de chirurgie et de gynécologie obstétrique ont été choisis en dernier. La biologie, spécialité pourtant considérée comme peu attrayante pour les médecins, a été choisie avant les spécialités chirurgicales !

En 2002, 1,5 % des médecins français ont déclaré un incident aux compagnies d’assurance. En trente ans de carrière, un médecin sur deux aura donc eu un litige médicolégal. Aux États-Unis en 2003, 77 % des membres du collège des gynécologues obstétriciens (Acog) ont fait l’objet d’une plainte et les indemnités accordées par les juges sont montées dans certains cas à 100 millions de dollars. Dans un éditorial récent, l’Acog souligne que, dans dix-neuf États américains, les gynécologues obstétriciens ne trouvent plus d’assureurs, et cite le cas d’une femme enceinte du Nevada qui a dû se rendre en Californie pour trouver un praticien qui veuille la prendre en charge !

Conclusion

À l’heure de la médecine basée sur les preuves, il faut faire évaluer scientifiquement l’efficacité des techniques médicales par des organismes indépendant comme l’Afssaps, l’Anaes et les collèges professionnels. Ces organismes doivent déterminer les bonnes pratiques, le rapport coût / efficacité et leur intérêt en termes de santé publique.

La justice n’a pas à établir les règles de bonnes pratiques par le biais de la jurisprudence mais se doit de sanctionner les fautes commises par les médecins qui n’appliquent pas ces normes ou les ignorent. Il nous paraît notamment indispensable, à cet égard, que le sens et la portée des décisions juridictionnelles affectant leur domaine d’intervention, puissent être exposés aux médecins dans le cadre de leur formation continue.

Le législateur doit intervenir pour corriger certaines jurisprudences et l’aléa thérapeutique ou le handicap, doivent être pris en charge par la solidarité nationale, non par les assurances des médecins ou des hôpitaux. Les lois des 4 mars et 30 décembre 2002 (qui prennent en cause notamment les maladies nosocomiales) y ont d’ailleurs veillé. La judiciarisation de la médecine et sa médiatisation, au lieu d’aboutir à une meilleure protection du patient, risquent de se retourner contre lui en proposant des pratiques coûteuses, iatrogènes et en faisant fuir les médecins des disciplines dites « à risques ».

Justice Santé